Comment le numérique nous change t'il
Allons-nous définitivement troquer ce qui nous fait réfléchir contre ce qui nous fait réagir ?
Michel Serres est mort le 1er juin 2019. Dans l’un de ses derniers textes, il évoquait les figures de Blaise Pascal et Leibniz, les deux "inventeurs des algorithmes", pour rappeler que leurs travaux ont provoqué une bifurcation dans l’histoire des mathématiques, dont nous observons aujourd’hui l’accomplissement : "Ils ont ouvert une nouvelle voie qui a façonné un monde, le nôtre, dans lequel la pensée algorithmique l’emporte sur la pensée conceptuelle. Pour le meilleur et pour le pire[1]. " Cette dernière remarque prouve que l’optimisme apparent de Michel Serres n’était nullement béat. D’abord enthousiasmé par les réseaux sociaux, il avait fini par percevoir qu’ils présentaient trois grands risques : d’abord, celui de diffuser de fausses nouvelles, ensuite celui de noyer les connaissances dans le flux des informations, enfin celui d’engendrer et d’alimenter un "business de la haine".
La science serait-elle en passe de changer de visage ?
Il avait également conscience qu’avec le surgissement de cette lame de fond qu’est le numérique, toute notre organisation cognitive allait être changée, jusqu’à la façon de penser, de réfléchir, de distribuer notre attention, d’apprendre, de pratiquer les sciences, de travailler. La suite de l’histoire va donc crucialement dépendre de nous, disait-il - de ce que nous ferons, mais aussi de ce que nous ne ferons pas ou plus.
En effet, toutes sortes questions se posent aujourd’hui, auxquelles nous prenons rarement le temps de répondre : Allons-nous définitivement troquer ce qui nous fait réfléchir contre ce qui nous fait réagir ? Et, alors que déferlent le big data et l’intelligence artificielle, continuerons-nous d’honorer la pensée spéculative, de formuler des hypothèses, d’inventer des concepts ? D’aucuns avancent que lorsque nous disposerons d’une quantité de données suffisante, les nombres, convenablement analysés par des logiciels performants, parleront mieux et diront davantage sur le monde que les théories scientifiques : les corrélations qu’ils dévoileront remplaceront les relations de causalité manifestées par les lois théoriques. La science serait-elle en passe de changer de visage ? Se pourrait-il que les algorithmes détrônent ainsi nos cerveaux, voire les tordent ?
[1] Michel Serres, Pascal et Leibniz ouvrent la voie des algorithmes, Philosophie Magazine, Blaise Pascal, L’homme face à l’infini, Hors-série n° 42, 2019, p. 100-101.
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